Province de Hainaut

Vendredi 5 avril 2024

Maison Losseau,

Siège du Secteur Littérature de la Province de Hainaut

 

Cérémonie de remise des

  • Prix de Littérature Charles Plisnier 2023
  • Prix biennal hainuyer d’Aide à la Création audiovisuelle 2023
  • Prix biennal de Consécration Achille Béchet

 

En présence des Lauréats, de

Madame Fabienne Capot, Députée en charge de la Culture et du Tourisme,

Madame Béatrice Agosti, Inspectrice générale pour la Culture,

des Chefs de Secteurs concernés, et des Membres des Jurys.

 

Prix de Littérature Charles Plisnier 2023, dans la catégorie « Théâtre » :

Alex Lorette pour La Vie comme elle vient, éd. Lansman, 2022

 

Le texte :

Jo Deseure dans le rôle de Lucie. Création au Théâtre Le Public, mars-avril 2022. ©Gaël Maleux.

Jo Deseure dans le rôle de Lucie. Création au Théâtre Le Public, mars-avril 2022. ©Gaël Maleux.

Lucie est Belge, née en Afrique le long du fleuve Congo. Sa mère étant morte en couches et son père parcourant le pays pour faire de la prospection minière, elle est élevée dans la maison de son grand-père par une nourrice noire, Massiga. Massiga la nourrit, la chérit, lui apprend à marcher, à parler, mais, un jour, Lucie doit « rentrer » en Belgique, et tout bascule.

Le parcours de vie d’une femme qui, tout en étant blanche à l’extérieur, se sent noire à l’intérieur et se retrouve en situation d’exil dans un pays qu’elle ne ressent pas comme étant le sien, m’est apparu comme un récit pouvant avoir vocation de fable plus universelle. Il entre en écho avec la situation de nombreux exilés, que ceux-ci vivent un exil apparent en raison de leur couleur de peau, ou bien un exil moins visible en raison, par exemple, de leur langue ou de leurs croyances. Il m’a semblé juste de travailler sur base du récit intime de la vie de cette femme, pour entrer de manière indirecte dans l’histoire du Congo, mais plus largement dans l’histoire de la Belgique et de l’Europe occidentale «blanche». Par-delà le registre de la sensation, il me semblait que ce récit intime offrait une porte d’entrée subtile dans un propos plus politique.

Alex Lorette

 

 

Extrait :

Lucie

 

Quand je suis arrivée en Belgique, il pleuvait. C’était en 1958. Je suis arrivée comme ça, par la mer. Sur le « Ville de Bruxelles ». Le bateau, c’est plus sûr que l’avion, disait mon grand-père. Le bateau, ça donne le temps de réaliser qu’on s’en va.

Au port d’Anvers, les grues noires se découpaient sur le ciel gris. Les nuages filaient à l’infini. Sur mon visage, quelques gouttes de pluie. C’était mon premier contact avec la Belgique. Il faisait froid, l’eau était verte. Le vent venait de la terre. Et ça puait. C’était la Belgique.

Moi, je suis née loin d’ici. Là où j’ai grandi, ça sentait la terre mouillée. Pas la suie. Je suis née près d’un fleuve. Au Congo. C’est l’air chargé de l’odeur de ce fleuve-là qui m’a ouvert les poumons.

Il paraît que quand je suis née, ma mère a hurlé. Elle a hurlé si fort qu’elle a fait vibrer les murs de la maison. Et son cri s’est envolé sur le fleuve, il a couru sur les eaux brunes, bien plus loin, en aval, jusqu’à la mer. Quand elle a crié, tout s’est arrêté, l’espace d’un instant.

Je suis née à reculons. La tête en haut, le cul en bas. A l’époque, une naissance en siège, c’était vraiment compliqué. Surtout sans médecin. Un médecin, on en avait un. Parce que ma mère et mon père étaient blancs. Seulement voilà, il n’habitait pas au village. Il vivait plus loin, à quatre heures de marche. Quand les contractions ont commencé, on l’a fait chercher. Mais il n’était pas chez lui. Finalement, il est arrivé, mais c’était déjà fini.

« C’est de ta faute, tu es arrivée trop tôt. C’est pour ça que le médecin n’était pas là ». C’est ce que m’a souvent dit mon grand-père. Il n’y avait pas grand monde pour renverser le cours des choses. Juste une vieille, au village, qui aidait les femmes à accoucher.

« Ça ou rien »

Mais ma mère hurlait tellement fort que mon père a fini par faire appeler la vieille. Contre l’avis de mon grand-père. C’était une sorte de chamane. Elle a chanté, elle a allumé des herbes, et l’air s’est chargé d’une fumée épaisse et odorante. Les volets de la chambre étaient fermés, parce que ma mère était blanche, et que c’était comme ça au Congo, les blancs accouchaient à l’abri des regards, dans le secret. Sans doute les noirs préféraient-ils croire que les blancs naissaient comme Jésus, de manière magique et non pas dans le sang et la souffrance. Toujours est-il que dans la chambre aux volets fermés, l’air s’est vite chargé de cette fumée épaisse qui grattait à la gorge.

Et c’est comme ça que ma mère a accouché. Dans la fumée. En toussant, en suffoquant. Elle a poussé, jusqu’à ne plus pouvoir. Ça a duré des heures. La vieille ne savait pas trop quoi faire. Elle attisait les cendres, et elle chantait de plus en plus fort, d’une voix rauque, pour encourager ma mère. Ce n’était pas un chant mélodieux, sa voix vrillait les tympans. Ma mère voulait que ce chant finisse, c’est ça qui lui a donné la force de me faire sortir. A la fin, elle a hurlé, sa voix a couvert celle de la vieille, et tout de suite après, il s’est fait un grand silence. Comme un écho de son cri. Jusqu’à ce que ce cri finisse sa course sur le fleuve, jusqu’à ce qu’il ait galopé jusqu’à l’océan.

 

 

Alex Lorette, La Vie comme elle vient, Lansman, 2022

L’auteur :

Alex Lorette. ©-Bela le site de la création et de ses métiers

Alex Lorette. ©-Bela le site de la création et de ses métiers

Alex Lorette est auteur, comédien, metteur en scène. Diplômé en économie et en sociologie, il est également détenteur d’une licence en sciences théâtrales et d’un diplôme de comédien.  Ses formations et ses expériences multiples nourrissent son écriture dramatique. De son écriture, Jean-Marie Piemme dit qu’elle regarde le réel dans les yeux, sans complaisance, sans leçon de morale, mais suit la violence (d’un monde déséquilibré, violence fait aux autres ou à soi-même) au plus près.  Les textes d’Alex Lorette sont publiés chez Lansman, et plusieurs d’entre eux ont été primés en Belgique et à l’étranger (Prix des metteurs en scène du CED-WB, prix des Ecrivains Associés du Théâtre, prix Unesco de l’Institut International du Théâtre, sélection du comité de lecture de la Comédie Française, etc.). Alex Lorette vit et travaille à Bruxelles.

 

Bibliographie et spectacles :

Les grandes marées, publié en 2024 chez Lansman

Aussi long que le silence, publié en 2023 chez Lansman

Un fleuve au galop (2023)

La vie comme elle vient, publié en 2022 chez Lansman

La ligne de partage des eaux, publié en 2021 chez Lansman

Dream Job(s), publié en 2019 chez Lansman

Géographie de l’enfer, publié en 2018 chez Lansman

Mouton noir, publié en 2016 chez Lansman

Pikâ Don (Hiroshima), publié en 2015 chez Lansman

Le Prix Charles Plisnier est un prix littéraire  décerné chaque année par la Province de Hainaut et récompensant le travail d’un.e écrivain.e hainuyer.ère. Né en 1963 de la fusion du prix de Littérature française, créé en 1952, et du prix Charles Plisnier, institué en 1959 en mémoire du poète et romancier montois, premier écrivain belge distingué par l’Académie Goncourt, il est attribué par un jury indépendant composé de sept membres. Cette distinction est l’une des plus importantes en Belgique francophone. Elle récompense tous les trois ans un genre littéraire à tour de rôle : roman, conte, nouvelle ; écriture théâtrale ; poésie.

Parmi les lauréats du Prix de Littérature Charles Plisnier, citons Charles Bertin, Achille Chavée, Madeleine Gevers, Marcel Moreau, Colette Nys-Mazure, Michel Voiturier, Yves Namur, Francis Dannemark, Claude Heaumont, René Hénoumont, François Emmanuel, Françoise Lison-Leroy, Daniel Charneux, Jean Leroy, Carl Norac, Rémi Bertrand, Céline Delbecq, Maxime Coton, Françoise Houdart, Sylvie Landuyt, Philippe Leuckx, Ariane Lefort, Charlotte Van Coppenolle, Francesco Pittau et Annie Préaux (…).

 

Les membres du Jury du Prix de Littérature Charles Plisnier 2023 :

 

Daniel Adam, écrivain, dramaturge, fondateur de la Cie Maritime

Daniel Charneux (coordination du Jury), écrivain

Valérie Cordy, autrice, dramaturge, directrice de la Fabrique de Théâtre, cheffe du secteur des Arts de la Scène à la Province de Hainaut

Françoise Delmez (secrétariat du Jury), cheffe du secteur Littérature à la Province de Hainaut, responsable de la Maison Losseau

François-Xavier Lavenne, collaborateur scientifique à l’UCL, conservateur de la Maison Carême

Michel Voiturier, écrivain, critique

Charlotte Van Coppenolle, comédienne, dramaturge

 

Les membres du Jury se sont prononcés le 28 septembre 2023, à la majorité des voix. Douze autrices et auteurs avaient concouru.

Prix biennal hainuyer d’aide à la création audiovisuelle 2023 :

Quentin Moll-Van Roye, lauréat pour son film Une voie lactée

 

Écrit et réalisé par : Quentin Moll-Van Roye

Avec : David Murgia, Bernard Sens & Rafaël Delacroix

Production : Marina Festré (Daylight Films)

Co-production : Hugo Deghilage (Taka Films)

Belgique – 2022 – 21 min

Synopsis :

Par une journée de tempête, Émilien rend visite à son père agriculteur. Une fois sur place, il découvre l’exploitation laitière vide. Les vaches ont disparu. Son père est introuvable. Il y a du sang sur le sol de l’étable.

 

Quentin Moll-Van Roye
Le réalisateur :

Quentin Moll-Van Roye a étudié la réalisation à l’IAD (Institut des Arts de Diffusion). Une voie lactée est son second court-métrage produit dans des conditions professionnelles, après quelques films autoproduits et à petit budget, remarqués par plusieurs festivals.

 

Entretien avec Quentin Moll-Van Roye

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma ?

Je suis tombé amoureux du cinéma à l’âge de 6 ou 7 ans, en regardant une cassette vidéo de Jurassic Park avec ma sœur. Ce film a vraiment provoqué un choc en moi : en découvrant ces images, je me suis dit “c’est ça que j’ai envie de faire plus tard”. Bien sûr, à l’époque la notion du métier de réalisateur était assez floue pour moi. Plus tard, à l’adolescence, j’ai reçu une caméra et j’ai commencé à faire des petits films avec mes cousins et mes sœurs et ça a confirmé mon envie de départ. Après ma rhéto je me suis directement inscrit à l’IAD (Institut des Arts de Diffusion) à Louvain-la-Neuve. 

Après le Bachelier, je me suis dirigé vers le master en télévision parce que je n’avais à ce moment-là pas vraiment d’idées en tête, d’histoires à raconter et que le master en télévision m’intéressait aussi beaucoup. 

Je suis sorti de l’IAD en 2014 et j’ai directement commencé à travailler en réalisation à la RTBF. Et puis en 2019, l’envie de raconter des histoires est revenue et j’ai commencé à réaliser des films à tout petit budget avec des amis. Et en voyant ces films “fauchés” rencontrer un certain succès en festival, j’ai eu envie de professionnaliser cette partie de mon activité. J’ai donc pris contact avec une productrice en 2020 et 3 ans plus tard, Une voie lactée était terminé. Donc pour le moment, je continue la réalisation télévisuelle et je développe parallèlement des projets cinéma. 

Est-ce que l’expérience acquise à la télévision est une plus-value pour votre activité cinématographique? 

La télévision et le cinéma impliquent deux façons de travailler très différentes, mais je pense que mon expérience en télé m’aide vraiment dans la gestion d’un plateau, du temps et des plannings de tournage. La télévision m’a permis de développer un côté débrouille très utile lors d’un tournage cinéma.

Parmi vos films précédents on retrouve Ils surveillent, un film de science-fiction et Black face, un film d’horreur alors qu’Une Voie Lactée est plutôt un drame social, quel lien pouvez-vous tracer entre ces films?

Je suis un amoureux du cinéma de genre. Je pense qu’on peut aborder plein de sujets par le biais de la peur, de l’horreur. Mais pour moi, c’est plutôt le sujet qui va déterminer le genre. C’est vrai qu’Une Voie Lactée est un drame social assez réaliste, mais il y a quand même une part d’horreur, surtout dans les yeux de l’enfant. Le film emprunte un peu les codes de ce cinéma-là. 

Une Voie lactée aborde le monde agricole, pourquoi avoir choisi ce milieu en particulier?

C’est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps, je suis vraiment sensible à la détresse que rencontrent de nombreux agriculteurs. Je voulais aborder ce sujet depuis longtemps mais je ne suis pas moi-même issu de ce monde-là, donc au départ je ne savais pas vraiment comment en parler, mais ça restait toujours dans un coin de ma tête. 

Et en 2019, j’ai perdu mon grand-père, et suite à cela j’ai réalisé à quel point ce genre d’événement peut avoir un impact important sur plusieurs générations. Et c’est donc à travers une histoire qui touche plusieurs générations que j’ai imaginé aborder la détresse du monde agricole. Cet aspect multigénérationnel permet, au-delà du monde agricole, de rendre la thématique du film plus universelle. 

Pourquoi avoir choisi de tourner en Hainaut? 

Le Hainaut est rapidement apparu comme une évidence, les paysages ruraux et les nombreuses exploitations agricoles qui s’y trouvent en faisaient l’endroit parfait. Nous avons été accompagnés par le Secteur cinéma pour nos recherches et particulièrement par Hugues Vanhoutte. Après avoir visité plusieurs lieux, Hugues nous a emmené dans une ferme qui aurait pu correspondre, mais les intérieurs avaient été rénovés récemment, trop à notre goût. Les propriétaires nous ont dit que leurs voisins avaient une exploitation laitière qui pouvait correspondre à ce que l’on cherchait. En nous y rendant, nous nous sommes rapidement rendu compte que partout où l’on posait les yeux, le film que j’avais imaginé pourrait y prendre place. Et la famille qui vit dans cette ferme et l’exploite s’est montrée très enthousiaste à l’idée d’accueillir un tournage. 

N’était-ce pas trop compliqué de faire cohabiter un tournage professionnel avec la vie d’une ferme en activité? 

Nous avons eu la chance de recevoir un accueil très chaleureux de la part de la famille exploitante. Au-delà de nos attentes même. Ils nous ont énormément aidé et ont été disponibles à 100%. A titre d’exemple, nous pensions faire appel à un dresseur pour gérer les vaches et les fils de la ferme nous ont dit qu’ils pouvaient s’en charger eux-mêmes, qu’ils connaissaient leurs bêtes. Des liens se sont vraiment tissés entre l’équipe de tournage et la famille. A la fin du tournage nous sommes restés plus longtemps pour discuter avec eux. Je suis toujours en contact régulier avec cette famille. 

Le sujet ne leur a pas fait peur? 

Dès le départ, nous avons été très transparents sur le sujet du film, le but n’était pas de leur cacher quoi que ce soit. Les problèmes du monde agricole, ils connaissent bien-sûr… Ils parviennent à faire vivre la famille en partie grâce à l’activité de la ferme mais ils connaissent aussi de nombreux agriculteurs en difficulté et étaient donc contents de pouvoir contribuer à un film sur ce thème. 

Quels sont vos projets ? 

Maintenant j’ai envie de passer au long métrage. Je suis en processus d’écriture, je ne veux pas trop en parler pour l’instant, mais je peux néanmoins dire que ce sera un film plus solaire, un peu le miroir inversé d’Une voie lactée.  Ce nouveau projet abordera aussi des questions de filiation et de paternité. 

Un long métrage c’est long à développer, c’est parti pour des années, mais je suis très enthousiaste. 

  • A vos agendas ! Une voie lactée sera présenté au cinéma Plaza dès le 10 avril et pendant une semaine, en avant programme du long-métrage Il pleut dans la maison.

Le Prix biennal d’Aide à la Création Audiovisuelle récompense un.e cinéaste hainuyer.ère (né.e en Hainaut ou y résidant depuis 3 ans au moins) ou ayant tourné majoritairement en Hainaut. Il a pour objectif de consacrer la valeur d’un film court ou moyen métrage. Citons, parmi les lauréat.e.s, Titan de Valéry Carnoy, en 2021, Ce qui demeure d’Anne-Lise Morin, en 2017, Le Cri du homard de Nicolas Guiot, en 2013, Manu, une histoire de M.E.C. de Vincent Deveux, en 2011.

 

Plus d’informations sur https://servicecinema.hainaut.be/

 

Le jury du Prix biennal d’aide à la création audiovisuelle 2023 était composé de :

Yvelise Blairon – Maître de formation pratique et enseignante à la Haute Ecole Provinciale de Hainaut – Condorcet – Marcinelle

Pierre Duculot – Directeur de Wallonie Image Production – Liège

Grégory Lacroix – Programmateur et chargé de l’administration du cinéma Ciné4 à Nivelles

Sébastien Warisse -Directeur du Centre culturel d’Hastière

Olivier Gicart – Responsable du Secteur Cinéma à la Province de Hainaut

Prix biennal de Consécration Achille Béchet

Jean-Marie Mahieu, plasticien

©Pierre Hemptinne

©Pierre Hemptinne

Ce qu’on dit de lui…

Jean-Marie Mahieu invente des maisons de rêve. Assemblant, agrégeant tout ce qu’il a glané de poétique en roulant sa bosse dans le Borinage. Jouant sur le mélange de mémoire et d’oublis. Créant une cité hommage à l’art d’habiter à l’ombre des terrils. (…) Le terril, le labyrinthe de rues et galeries lui ont transmis des ressentis qui sont devenus techniques artistiques et narratives. Ce sont des gestes qui naissent, des gestes porteurs d’une attention et d’une histoire qui ont effacé leurs commencements.

C’est une continuation sous une autre forme de ce qui, via la création artistique, a construit un parcours dans un paysage, dans un territoire. Il présente des objets qui résultent de l’exercice quotidien de tout ce qui a toujours nourri ses expériences artistiques, reliant esprit et corps, concept et imaginaire, traits d’union et de collage entre le plus proche – cette main, ce bout de bois, cette couleur, ce pinceau, cette photo, ce fil de fer, ce bouton – et le plus lointain d’où viennent cette main, ce bout de bois, cette couleur, ce pinceau, cette photo, l’origine de ces choses, souvent objets échoués en provenance d’autres vies, qui se mettent à fonctionner ensemble incluant la multitude de faits et d’intermédiaires qui les façonnent en cette main et nulle autre, en un instant précis et nul autre… C’est le résultat presque non recherché de ce qui se noue au cœur de tous ces gestes, le processus onirique en train de se poursuivre, se transformer, étendre sa galaxie de formes conjuguées, essayées.

Extraits de « Le dire vrai d’un artiste », article de Pierre Hemptinne paru en 2018 à l’occasion de l’exposition « à vrai dire » de Jean-Marie Mahieu à la Fabrique de Théâtre de La Bouverie.

Mémoire, quête, enfance, Orient, identité… ce sont, ainsi livrés progressivement, les éléments de l’art de Jean-Marie Mahieu. Comme les strates telluriques parviennent à préserver les traces des civilisations qu’elles ont vues naître et disparaître, les couches de peinture qui recouvrent ses toiles recèlent les signes plastiques d’une perpétuelle quête identitaire où se superposent mémoires individuelle et collective. L’ensemble des peintures relève alors d’une dynamique archéologique complexe : archéologie de l’œuvre dans sa réalité matérielle ; archéologie d’un processus singulier qui a poussé l’artiste d’une alchimie de la gravure à une peinture stratifiée ; archéologie encore d’une identité individuelle qui, pour être fouillée, exige une archéologie collective et historique, laquelle finalement enfante des préoccupations universelles.

Pierre Olivier Rollin, extrait du catalogue Mémoires intérieures

Il y a longtemps, Jean-Marie Mahieu a élu pied à terre pas très loin de chez lui, dans un coin de l’atelier menuiserie de La Fabrique de Théâtre de La Bouverie.

Sa Directrice, Valérie Cordy, à l’occasion de la remise du Prix Achille Béchet à son « locataire », nous livre son témoignage.

 

Voir le monde à travers les couleurs de Jean-Marie Mahieu

 

 

S’il vous arrive de passer par la Fabrique de Théâtre et de visiter les espaces que nous mettons à disposition des artistes de la scène et si en plus, c’est avec Olivier, notre coordinateur général, que vous faites la visite ; alors vous ne manquerez pas de pousser la porte de notre atelier bois, qui abrite nos deux menuisiers David et Eddy et leurs machines à fabriquer des décors.

Au milieu de ces machines, de la sciure, des plans et des planches, une série de petites tables disposées en U attirera, sans douter, votre attention.

Il est même possible que vous tombiez nez-à-nez avec Jean-Marie Mahieu, assis au milieu de ces tables disposées autour de lui. Il aura sans doute pris soin de pousser sa poubelle à 5 mètres de lui, parce que comme il dit : à l’atelier, il aime bien qu’entre ce qu’il peut faire et ce qu’il a en tête, ce soit aussi physique.

Quant à moi qui vous écris ce petit texte qui m’a été demandé à l’occasion de la remise du prix Béchet, j’ai souhaité revenir au tout début de cette histoire qui nous lie à Jean-Marie Mahieu, artiste peintre vivant et travaillant à La Bouverie et déplier le temps avec le fil d’or de notre histoire commune.

C’était à l’époque de Michel, comme on dit. Traduction : lors de la précédente direction de Michel Tanner, au moment de la fondation de la Fabrique de Théâtre.

Il faut imaginer le peintre prenant des risques et toujours remettant son œuvre sur la table de travail.

Avant la Fabrique telle que nous la connaissons, j’ai occupé tout le bâtiment, il y avait des œuvres à moi partout, dans les classes, dans les couloirs, partout ! Jean-Marie Mahieu est devant moi, dans mon bureau. Nous sommes en mars 2024. Il y a du soleil aujourd’hui et le jaune des murs souligne l’impression de lumière diffuse et de chaleur. C’est Jean-Marie qui a choisi les couleurs de tous les murs de la Fabrique et inauguré le nouveau lieu avec une exposition de ses œuvres le 20 mars 1998. Quand j’ai débarqué avec tous mes tableaux et que j’ai voulu les accrocher pour l’exposition d’inauguration de la Fabrique, les fonds de couleurs des murs et mes tableaux ne collaient pas du tout ensemble. Il a fallu que j’apprivoise cette dimension qui m’avait échappée.

« On ne ferait pas une rétrospective ? » lui avait dit Michel. J’ai failli tomber raide-mort, me dit Jean-Marie mais il a répondu à Michel qu’il voulait bien faire une exposition particulière basée sur la mémoire. Cela m’a rebranché sur mon identité territoriale. Elle était latente cette mémoire mais elle n’avait jamais été efficiente et là parce que j’avais une commande, j’ai développé les bases de mon discours d’aujourd’hui : le territoire que j’avais connu dans mon enfance jusqu’à 12-13 ans, c’était les charbonnages avec tout ce que cela comporte : le bruit, le noir. C’était noir ici.

Sur le carton d’invitation à l’inauguration de la Fabrique de Théâtre en 1998, Michel Tanner écrivait : Jean-Marie Mahieu recrée ses propres mythes et refuse la stricte représentation d’un quotidien difficile. Il vaut transmettre son art, son métier, ses impressions et son talent à qui accepte de regarder son travail.

Aujourd’hui tout est vert… et Jean-Marie Mahieu continue à peindre ses tableaux en commençant par une couleur très foncée, voire noire, symbolisant le processus de remontée des profondeurs. Il explore ainsi l’exploitation des ressources souterraines, évoquant les hommes, les femmes et les enfants qui s’aventuraient dans les entrailles de la terre pour extraire le minerai, luttant ensuite pour ramener cette matière obscure à la surface, à la lumière.

Cette démarche pour le peintre est fascinante d’un point de vue symbolique : extraire une matière de la terre pour ensuite la transformer et l’utiliser, créant ainsi une valeur économique et énergétique.

Le charbon, lorsqu’il est brûlé, génère du feu et de la chaleur, mais se transforme également en fumée blanche. Cette réflexion pousse à une contemplation profonde, non seulement sur le processus en lui-même, mais aussi sur les paysages modelés par les résidus extraits par les humains.

Il faut imaginer Jean-Marie Mahieu essuyant ses pinceaux.

Et il me regarde, dans le bureau jaune, me dit : Stephen, votre communicant et photographe l’a écrit dans la brochure de la Fabrique. Il m’a fallu des années avant de me dire que j’étais un homme libre. Des années.

Et puis, il y a l’histoire de ces petites tables à l’atelier bois.

Quand j’étais étudiant je suis passé par Vanderkelen à St Gilles, une école de peinture de faux bois, de faux-marbre et de lettrage. J’ai raté le cours sur la feuille d’or à l’assiette parce que j’étais malade. L’assiette, c’est le fond rouge qui permet à la feuille d’or de s’accrocher à la matière que tu veux peindre. Je n’aimais pas l’or mais il a fallu que je le dompte. C’est à cause de l’or que je suis à la Fabrique, parce que je ne pouvais pas chauffer un atelier pour faire de la feuille d’or. Alors Michel m’a donné une petite table à l’atelier bois.

Plus de 25 ans plus tard, en 2024, Jean-Marie est toujours là au milieu de ses petites tables, de ses pinceaux et de ses couleurs, de ses petites maisons dorées et de ses installations. L’été, il prend possession d’une grande salle à côté de la menuiserie pour déployer les toiles de plus grandes dimensions et passer frénétiquement de l’une à l’autre.

Je repense à un texte de Maylis de Kerangal dans Un monde à portée de main, dont l’action est située justement dans cette école de Saint-Gilles : « Il y a des formes d’absences aussi intenses que des présences ». Cela pourrait être cela le rapport du peintre à son territoire.

Pour moi, tant que Jean-Marie peindra et agira sur la matière et les couleurs, sur ses tables dans l’atelier bois ou la grande salle qu’il occupe l’été à la Fabrique de Théâtre, notre mémoire sera préservée et interrogée, notre histoire se déploiera. Tant qu’il y aura quelqu’un pour regarder son travail, notre lieu vivra.

Parce qu’en observant son patient travail, on peut entendre Jean-Marie Mahieu nous chuchoter à l’oreille que chaque individu représente l’expression d’un potentiel artistique illimité, évoluant sans cesse vers sa propre perfection esthétique.

Valérie Cordy

Directrice de la Fabrique de Théâtre

Cheffe du Secteur des arts de la scène de la Province de Hainaut

 

Jean-Marie Mahieu chez Bruno Robbe à Frameries. ©Bruno RobbeJean-Marie Mahieu chez Bruno Robbe à Frameries. ©Bruno Robbe

 

Le Prix Achille-Béchet est un prix de consécration biennal qui récompense le travail de l’autrice ou auteur d’une œuvre majeure, sans distinction de genre. Créé en 1993 à l’instigation d’Achille Béchet, alors directeur général des Affaires culturelles du Hainaut, ce prix est réservé aux créatrices et créateurs né.e.s en Hainaut ou y résidant depuis trois ans au moins. Ce prix n’est pas soumis à candidature mais attribué sur proposition d’un jury composé des cheffes et chefs de secteurs de Hainaut Culture, ainsi que de l’Inspection générale.

Parmi les lauréats du Prix Achille Béchet, citons Marcel Moreau, Jean Louvet, Pol Bury, André Balthazar, Christian Leroy, Georges Vercheval, Raoul Vaneigem, François Emmanuel et Gabriel Belgeonne.

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