Un peu de sable magique dans la poussière de nos vies

« La meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n’en ayant pas d’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore ». – Marcel Proust

Notre mémoire gît aussi dans ces livres lus autrefois et que nous reprenons après quelques années, y retrouvant l’être que nous étions au moment de la lecture, découvrant aussi cet être nouveau que nous sommes devenu, comprenant que nous n’avons pas lu le même livre car nous avons changé, et nous retrouvant pourtant si proche de celui que nous étions quand nous avons parcouru ces pages pour la première fois. Revivant les mêmes émotions intellectuelles mais leur surajoutant ces données nouvelles, inimaginables alors, que la vie nous a fournies depuis.

Fragilité, versatilité des choses, des êtres, telle cette mer aperçue par le narrateur de la fenêtre de sa chambre au Grand Hôtel de Balbec, changeante comme ces différentes vues d’un même paysage sous le pinceau d’un peintre impressionniste. Voilà sans doute l’impression la plus forte que procure cette deuxième étape de la Recherche, ce roman dans le Roman qui valut à Proust, qui ne s’y attendait pas, le Goncourt 1919.

Deux personnages féminins dominent le livre, divisé en deux parties dont chacune relie l’ouvrage au reste de l’ensemble : la figure de Gilberte Swann se détache de la première, assurant la continuité avec l’enfance qu’évoquait le premier volume, avec le «côté de chez Swann» ; celle d’Albertine Simonet s’impose dans la deuxième, annonçant l’âge adulte, les affres de l’amour et de la jalousie qui culmineront dans «La Prisonnière» et dans «La Fugitive».

Deux lieux aussi, deux décors pour ces amours d’enfance puis d’adolescence : Paris, les Champs Elysées, l’appartement de Swann et le boudoir de Mme Swann d’une part, le Grand Hôtel de Balbec (transposition romanesque du Cabourg réel où Proust passait ses vacances), la plage et la digue où apparaît au narrateur la «petite bande» des «jeunes filles en fleurs» d’abord aimées en groupe puis parmi lesquelles se détachera la figure d’Albertine.

Plusieurs thèmes proustiens servent de fondations à l’œuvre : la distinction entre l’art et la vie, la déception souvent ressentie devant un spectacle ou un événement longtemps attendu, le déterminisme exercé sur nous par le Temps, le kaléidoscope social, la souffrance permanente que génère l’amour, la difficulté même à définir l’amour, à cerner précisément son objet… Proust dissèque tous ces sujets avec une profondeur psychologique inouïe si bien que sa lecture nous en apprend beaucoup sur nous-même, sur notre perception de l’art, sur notre insertion dans le Temps, sur nos amours, sur nos souffrances. Mais le plaisir que nous éprouvons à lire Proust va bien au-delà de cette compréhension profonde. Il est inséparable de ces merveilles d’écriture – petites phrases ou longues pages – où une tranche de réel sort brusquement des abîmes du Temps pour se matérialiser devant nous, simplement croquée ou peinte avec le plus grand soin : tics de langage de Mme Swann, du patron du Grand Hôtel ou de la vieille gouvernante Françoise, chatoiements d’un coucher de soleil sur la mer,  fondant d’un gâteau au chocolat, charme mystérieux d’un bouquet de chrysanthèmes, nature morte éphémère d’une corbeille de fruits, transparence rosâtre d’une peau de jeune fille…

« L’existence n’a guère d’intérêt que dans les journées où la poussière des réalités est mêlée de sable magique », écrit Proust. Et c’est vrai que, parfois, nous avons tendance à nous ensabler dans le réel. Si la poussière d’or manque parfois à nos vies, à tout le moins pouvons-nous, par chance, la trouver à volonté dans des livres comme celui-ci, d’où elle pourra jaillir pour faire briller un peu nos yeux.